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Entre les années 20 et 30, deux jeunes auteurs japonais font leurs premiers pas au cinéma : Mizoguchi* et Kurosawa. Leurs noms évoquent immédiatement aujourd’hui ceux de deux maîtres incontestés du cinéma mondial, incontournables pour tout cinéphile en herbe. Ce ne fut pas toujours le cas. Découverts progressivement à partir des années 50, leurs œuvres se font vitrine du cinéma japonais, et ouvrent la question de la spécificité nationale, du rapport entre Japon et Occident. Si leurs parcours se croisent et se rejoignent parfois, chacun possède un regard unique, qui invite à explorer le Japon du XXe siècle sous différents aspects, notamment dans ses rapport avec la culture et la perception euro-américaine.
Années 20 donc. Le Japon est tout juste entré dans l’ère Showa, marquée par une forte idéologie nationaliste, qui fait suite à la précédente phase d’industrialisation de l’ère Meiji. C’est dans ce contexte que Kenji Mizoguchi, venu d’une famille très modeste, passe à la réalisation après des études de dessin financées par sa sœur, ancienne geisha ayant fait un “bon” mariage. Éduqué dans l’admiration de la culture occidentale, Akira Kurosawa — descendant d’une lignée de samouraï — vit aux côtés de son frère Heigo qui est commentateur de films muets : Akira rêve alors d’être peintre et bifurquera vers le cinéma au mitan des années 30. L’entre-deux-guerres marque une période prolifique pour les deux cinéastes, qui trouvent la reconnaissance dans leur pays natal.
La fin de la Seconde guerre mondiale, marquée par la période d’occupation américaine, est suivie dans les années 50 par un boom économique et une politique d’ouverture sur l’Occident. Cette décennie porte Kurosawa sur le devant de la scène internationale : Rashōmon est présenté au Festival de Venise et remporte — à la surprise de tous — le Lion d’or en 1951. Trois ans plus tard, bénéficiant de ce nouvel intérêt pour le cinéma japonais, Mizoguchi reçoit le Lion d’argent pour Les Contes de la lune vague après la pluie, inaugurant son succès à l’international et trouvant dès lors des soutiens parmi de grands critiques comme Jean Douchet.
Le parcours de Kurosawa est traversé par cette tension entre Japon et Occident : s’il est reconnu dès ses débuts dans son pays natal, sa liberté de création s’épanouit au sortir de la guerre, lors de l’occupation américaine. Son style est marqué par une interrogation constante des causes, en un geste qui l’apparente à Dostoïevski : ce n’est pas tant un désir de résolution qui anime ses personnages qu’une quête de compréhension.
Rashōmon (1950) illustre cette liberté nouvelle : tourné avec la complicité de son acteur fétiche depuis L’Ange ivre, Toshiro Mifune, on y trouve sa prédilection pour les récits choraux mettant en lumière les faiblesses humaines. La quête de vérité, d’un témoignage à l’autre, se diffracte en flashbacks et trouve un contre-point magnifique dans les images de la nature qui entoure, abrite et menace les personnages.
Suite au prix reçu à Venise, Kurosawa peut financer en partie ses projets suivants, lui accordant une marge de manœuvre plus importante encore. Avec Vivre (1966), il poursuit son exploration de la condition humaine dans une veine brechtienne, où derrière les regrets et les souffrances pointe l’humanité de chacun.
Dans les années 70, moins soutenu au Japon, Kurosawa trouve des alliés notables aux États-Unis, notamment Georges Lucas, puis en France où le producteur Serge Silberman l’aide à financer le tournage épique de Ran (1985). Inspiré du Roi Lear et de Motonari Mori – guerrier du XVIe siècle – le film développe, sur fond de querelle d’héritage, une esthétique quasi-picturale de l’apocalypse et du “chaos” (ran 乱, en japonais).
Le cinéma de Mizoguchi se distingue par un fort engagement politique, qui lui vaut les foudres de la censure dès ses débuts. De par son histoire personnelle, il s’attache à représenter les injustices qui traversent la société japonaise, en premier lieu celles touchant aux droits des femmes. Organisant l’action dans de majestueux plans séquences, il révèle les tensions entre les aspirations individuelles et le poids écrasant des normes sociales. Il met ainsi en image une vision politique du monde portée par un sens inouï de la tragédie, dans son acception classique de la fatalité.
Cette dynamique est au cœur des Contes de la lune vague après la pluie (1953), écrit avec son fidèle scénariste Yoshikata Yoda. Les personnages évoluent dans des plans larges semblant leur donner un espace de liberté, tout en introduisant ensuite un mouvement venant la contredire. Mizoguchi guette ainsi la violence à l’œuvre au sein des couples, emportant les trajectoires individuelles vers une dimension plus collective. L’année suivante, Les Amants crucifiés poursuit cette peinture critique du couple, où la beauté des plans dialogue avec la tension érotique.
Renouant avec la veine réaliste du début de sa carrière, son dernier film, La Rue de la honte (1956), nous plonge dans l’âpre quotidien de cinq prostituées au sein d’une maison close. Critique virulente de la place faite aux femmes, et de l’hypocrisie de la société à leur égard, le film permet aussi d’évoquer les transformations de la société japonaise, et notamment son “américanisation”.
Immenses cinéastes, Kurosawa et Mizoguchi auront un impact décisif et durable sur l’histoire du cinéma, comme en témoigne la présence de nombre de leurs films dans les listes de Scorsese, Kore-eda, Hamaguchi, Kawase ou encore Sean Baker. En 1985, Chris Marker assiste au tournage de Ran, saisissant l’occasion de filmer Kurosawa au travail, dans une tentative poétique de capturer le secret de sa méthode.
*Les films de Mizoguchi sont disponibles en France et Belgique uniquement.