En partenariat avec LaCinetek, L'Humanité vous propose de découvrir 2 articles issus de ses archives pour revenir sur l'accueil glacial reçu par La Dolce Vita lors de sa présentation à Cannes, avant que le film ne reçoive la Palme d'Or.
Les articles des envoyés spéciaux de l'Humanité lors de la présentation en sélection officielle de La Dolce Vita de Federico Fellini
"Federico FELLINI présente sa « bombe » : LA DOUCEUR DE VIVRE."
CANNES, 10 mai 1960 (par téléphone)
On s’attendait à l’explosion, mais elle fut si forte que son souffle se répercutera encore longuement sur les esprits. On ne se couchera pas de très bonne heure cette nuit dans les milieux qui fréquentent le Festival, tant les discussions seront chaudes, plus chaudes encore que l’air méditerranéen aux senteurs étrangement douces.
« La douceur de vivre » est le chef-d’œuvre de Federico Fellini et un chef d’œuvre tout court. Disons-le clairement, nettement car il est temps de dissiper les équivoques : c’est l’œuvre d’un chrétien qui ne se cache pas de l’être, mais qui ne masque pas son amertume devant la pourriture d’un certain monde qu’il connait bien. Les premières images du film sont à cet égard très claires : un hélicoptère qui transporte une statue du Christ au-dessus de Rome, vers la place Saint-Pierre. Lo Duca, auteur du roman tiré du film de Fellini (paru chez Julliard) donne de cette ouverture une explication qui est un satisfaisant raccourci de la pensée de Fellini : « Le câble qui tient la statue suspendue sous l’hélicoptère parait rappeler que jadis la foi des hommes aurait su s’en passer. La mort de la foi (…) crie son malheur le long des sept épisodes du film, même aux passages les plus ternes où Fellini semble vouloir illustrer l’ennui d’un monde qui s’ennuie… »
« Qu’un poète paraisse » Qu’on accepte ou non cette explication qui devrait satisfaire les seuls chrétiens, nous pouvons, nous, saluer en Fellini le témoin implacable et terrible de la mort d’une société qui doit certainement moins sa chute à la perte de la foi qu’a son caractère propre de société décadente. Et les grands bourgeois de la Rome d’aujourd’hui ne s’y sont pas trompés qui ont reprochés à Fellini de tenir devant eux un miroir reflétant la hideur de leur visage. Il n’en a pas fallu plus pour qu’on traite le cinéaste de tous les noms possibles et, comme le dit toujours Lo Duca : « Qu’un poète paraisse et dénonce ce monde et il sera déclaré comme ennemi de la patrie, marxiste dépravé et, en un mot, traitre à bannir. Les voleurs sont tranquilles, mais qui crie « aux voleurs » est mis en prison pour avoir troublé l’ordre public. »
La force du film de Fellini ne tient pas seulement dans la description de certaines fractions de la société italienne. C’est l’universalité de Chaplin moins la tendresse et c’est pourquoi le rire de Fellini est grinçant. « La douceur de vivre » est un film pessimiste et amer. Mais tout y est vrai et si « salement » vrai qu’on a parfois envie de hurler : « Assez ! » Tout y passe : la presse symbolisée par une cohorte de photographes sans scrupules, insensibles devant la mort ou la pitié et que, quelque part dans le film, l’un des personnages traite ouvertement de presse à moitié fasciste. Tant il est vrai que les méthodes d’une certaine presse à sensation conduisent au fascisme par le culte de l’indifférence. On y voit aussi les orgies dérisoires de l’ancienne noblesse archaïque, celles de la nouvelle bourgeoisie enrichie, l’exploitation des faux miracles tolérée, sinon encouragée par la hiérarchie catholique (encore que Fellini ne semble guère croire à ce que l’Église appelle les « vrais miracles » du type Lourdes ou Fatima) En fait, cet épisode, qui est l’un des sommets du film, est surtout la dénonciation de ceux qui entretiennent la crédulité des foules ignorantes par un abscurantisme devenu institution officielle.
Le tout se termine sur les bords de la mer, par laquelle Fellini cherche dans chacun de ses films la purification de ses héros, par le jaillissement d’un monstre sans forme, au regard obstinément fixe et qui parait arraché à une toile de Jérôme Bosch. Ce monstre est-il un avertissement ou le résumé du film ? Nul ne saurait le dire, pas même, peut-être, Fellini. À chacun de l’interpréter comme il l’entendra… Oui, ce soir, Fellini a fait éclater une bombe que d’aucuns ne lui pardonneront jamais, même en France. Je ne vous livre ici que ces quelques impressions qui n’ont pas eu le temps de mûrir, car j’écris ces lignes en sortant de la projection qui dure près de trois heures. Il est indispensable que nous nous reparlions bientôt de cette Douceur de vivre qui sort cette semaine sur les écrans parisiens.
Samuel Lachize, envoyé spécial à Cannes, L’Humanité, 11/05/1960.
"A mi-course : TCHOUKHRAI et FELLINI en tête "
CANNES, L'Humanité, 15 mai 1960
Après la qualité des films présentés, les controverses sont sans doute les éléments qui contribuent le plus au succès d’un festival. Il fait dans l’ensemble un temps splendide, du côté de la salle de projection, nous n’avons pas trop à nous plaindre. Rares sont les années comme celle-ci où la première semaine révèle de films de la classe de « La Jeune Fille », de Buñuel, et de « La Balade du soldat », du jeune Soviétique Grigori Tchoukhraï, et le début de la seconde un événement de la taille de « La Dolce Vita », tandis qu’une dizaine d’autres offrent des qualités avant d’être projetés. C’est un élément important qu’il convient de noter. Tout cela se passe dans un calme quasi relatif ; les soirées sont sans histoire, les soirées sont sans histoire, les halls des hôtels moins animés et le public lui-même est moins nombreux pour accueillir devant le palais, lorsque s’allument les projecteurs, les plus rares vedettes présentes. Celles-ci restent moins longtemps, se montrent moins. Certes, il y a des raisons à cela ; tout d’abord certaines réductions de crédit ; ensuite une orientation nouvelle (qui fut déjà perceptible l’année passée) tendant à donner la
première place dans le festival aux transactions commerciales. Sans méconnaitre, ni sous-estimer l’importance de cet aspect du cinéma, on ne peut se demander si tant persévérer dans cette voie ne sera pas en définitive, préjudiciable au festival de Cannes dans un délai plus ou moins rapproché. La contestation la plus significative concerne cependant les journalistes présents au festival qui subissent le contre-coup de cette atmosphère générale et qui, inconsciemment ou non, le répercutent.
Je ne veux pas, à l’appui de cela, citer l’exemple de l’accueil qui a été réservé l’autre soir au film de Fellini : « La Dolce Vita ». Pour être mal choisi quant au fond, il est quand même assez remarquable par quelques côtés. Que le public en smoking et robes décolletées de la soirée ait accueilli ce film par un silence glacial ponctué de quelques grêles d’applaudissements polis, qui s’en étonnerait ? Il ne pouvait en être autrement. On a bien vu pire en Italie, à Milan notamment, où Fellini fut pris à partie
physiquement par quelques représentants du milieu qu’il a peint. Ici, les conditions étaient différentes, mais qu’un tel film ne soulève pas d’ardeur polémique, voilà qui vient confirmer ce que j’ai écrit plus haut. À vrai dire, il existe de multiples raisons pour expliquer la fraîcheur de l’accueil réservé à « La Dolce Vita ». On ne peut cependant grosso modo classer ses adversaires en trois catégories ; tout d’abord ceux qui, se sentant concernés, sont « justifiés » par avance ; ensuite les « déçus » n’ayant point trouvé ce qu’ils escomptaient pour étancher leur soif érotique. Enfin ceux qui n’y ont rien compris et n'y ont vu, à l’inverse des précédents, qu’une succession de scènes que la morale réprouve, sans être capables d’en rassembler les substances. Le malheur, il me semble, c’est qu’ils sont beaucoup plus nombreux qu’on serait tenté de le croire. Cela s’est particulièrement senti à la conférence de presse qu’a donné Fellini le lendemain de la projection devant un public de journalistes représentant – s’il est possible d’employer le terme – « l’aile marchante » de public. La majorité des questions qui lui furent posées n’ont laissé planer aucun doute à ce sujet. L’atmosphère était hostile. Fellini jouait avec les réponses avec humour.
- Enfin, lui dit en substance quelqu’un, c’est une galerie de monstres que vous nous présentez. N’y a-t-il pas un seul personnage normal dans votre film ?
- Si, répond Fellini imperturbable et malicieux, il y a moi.
Près de lui, « La Balade d’un soldat », de Grigori Tchoukhraï, resplendit de tous ses feux, par une pureté de sentiments qui l’animent. Deux mondes, deux films particulièrement révélateurs des sociétés qui les ont engendrés. Grigori Tchoukhraï, pour son second film se classe à la hauteur des plus grandes traditions du cinéma soviétique. Il compte de fervents partisans au festival pour une place d’honneur au palmarès parmi ceux qui ont été profondément touchés par sa sincérité et les sentiments humains qu’il exalte avec un souffle de romantisme. Quant à « La Jeune Fille », de Luis Buñuel, il mériterait également une récompense. Et maintenant qu’attendons-nous ? A l’heure où vous lirez ces lignes nous aurons vu la veille « De la veine à revendre », le film polonais d’André Munk et « Amant et fils », que présente la Grande-Bretagne. Le premier long métrage présenté par la France : « L’Amérique insolite », de Francis Reinchbach, ne sera présenté que mardi soir, par suite d’un changement de programme. Ce sera l’un des meilleurs morceaux de ce festival qui peut nous réserver encore bien des surprises avec « La Dame au chien » (U.R.S.S), « L’Aventure », d’Antonioni, « La Source », de Bergman, « La Lettre non expédiée », de Kalatozov et Ouroussevski, « Moderato Cantabile », de Peter Brook.
Puis l’heure sera venue de dresser le bilan et de vérifier la justesse des pronostics. Des déceptions ? Bien sûr, il y en aura au cours de ces derniers jours, mais à quoi
bon s’appesantir ? Aussi vrai que l’espoir est de vivre. Le festival « hors festival » commence à battre son plein. Après la présentation tout à fait privée de « Moranbong », de Jean-Claude Bonnardot (le film est interdit par la censure), on a pu voir hier matin le film « nouvelle vague » américain (ou présenté sous cet emballage) : « Propriété privée ».
Hormis le battage publicitaire déclenché à son sujet, il se situe hors de toutes les conceptions malsaines qu’un individu normal puisse imaginer pour sombrer ensuite dans le plus bas des conformismes. La meilleure chose que nous avons pu voir jusqu’à présent est le dernier film de Rossellini « Il faisait nuit à Rome », dont l’acteur soviétique Serge Bondarchouk est l’un des principaux interprètes.
François Maurin, envoyé spécial à Cannes, L’Humanité, 15 Mai 1960.
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